CHAPITRE VII

L’accueil terrien était royal. Au fond, Ylvain se serait contenté d’une chaleur moins fastueuse, mais il lui était difficile de jouer, justement, les difficiles. En fait, le luxe et la considération enlèveraient peut-être un peu de poussière au souvenir de Lamar, et d’avant Lamar, jusques aux vieilles toiles d’araignées que Chimë avait accrochées dans un recoin de sa mémoire. Malheureusement, comme disait Made, il s’agissait plutôt de luxure et de snobisme, ou quelque chose d’à peine moins péjoratif.

En tout cas, avoir étudié l’Égocratie et la voir fonctionner étaient deux choses totalement différentes. Les Terriens, décadents ? Mais ce mot n’avait aucun sens ! Il était si loin en deçà et au-delà de la réalité…

D’abord, les Terriens ne vivaient pas, ils jouaient. Ils étaient cinquante-quatre millions à jouer des milliers de jeux simultanés, sans règles, ni buts, mais d’une complexité incompréhensible. Dire que le niveau de vie d’un Terrien – n’importe lequel, ils étaient tous sur le même plan –, était le plus élevé de l’Homéocratie était un euphémisme. Pourtant, il était le seul dont les statistiques ne tenaient pas compte… Car comment s’y prendre ? Ici, pas de revenus, pas de monnaie, pas de profits matériels, pas d’économie interne, pas de classes socio-professionnelles, rien de mesurable… ce qui n’empêchait pas les Terriens de jouer avec l’économie homéocrate. Il y avait la Terre et le reste de l’univers ; la deuxième puissance industrielle et financière de l’Homéocratie vivait d’une autarcie sociale et politique absolument hermétique.

D’après les cours d’astrographie humaine, l’Égocratie était une démocratie exacerbée, cent pour cent informatisée, gérée par un ordinateur électoral et un gouvernement instable ligoté de scrutins permanents. Chaque décision passait par un vote étendu à toute la population, et l’on enseignait que le Terrien consacrait deux heures par jour à exprimer son suffrage et qu’il discutait le moindre projet dans le détail, paralysant régulièrement l’exécutif des motions qu’il ne cessait de soumettre à ses coplanétaires.

Vu de la Terre elle-même, c’était cela, mais en bien vécu ; Ylvain avait pu le constater après leur demande d’asile politique. Les débats avaient duré trois semaines, pour aboutir, suite à huit mille motions, à l’acceptation de leur requête par quatre-vingt-douze pour cent de la population. Entre-temps, ils avaient été placés en position d’éligérance libre, ce qui leur autorisait les mêmes droits que s’ils avaient effectivement été réfugiés. Jed se régalait avec ce labyrinthe législatif. Ylvain avait immédiatement renoncé à s’en soucier.

Ylvain avait aussi appris à l’Institut que les Terriens jouissaient d’une formidable maîtrise technologique. C’était encore un euphémisme : la Terre connaissait une robotisation totale.

— Bon sang ! Il n’y a personne qui bosse, sur cette planète ! s’était exclamée La Naïa, un soir de démêlés avec l’ordinateur domestique.

— Pourquoi dis-tu ça ? s’était animé Jed.

— Trouve-moi quelqu’un qui se serve de ses mains ! Trouve quelqu’un qui sache faire la cuisine ! Ils sont tous complètement assistés !

— Ça ! (Jed avait ri.) Pourtant, ils raffolent de cuisine… seulement les servocuisiniers sont inégalables ! Par contre, ils bossent tous, pas beaucoup, certes, mais avec une sacrée efficacité. Ici, le travail est obligatoire, obligatoirement centré sur la communauté… et impérativement rentable. Il est impossible de ne pas bosser, de le faire pour soi ou de mal le faire, car il n’existe qu’une sanction : le bannissement. Et ça, crois-moi, le Terrien en a une trouille bleue ! Alors il gère des médias, des entreprises interstellaires ou sa propre civilisation, et il gère au mieux. Cela ne correspond pas à notre idée de l’épanouissement, mais ça marche, et il peut vivre son existence tranquille de poussah super-assisté.

Jed avait un faible pour l’Égocratie ; Lovak affirmait qu’il était trop longtemps resté seul parmi les dingues.

— Bien sûr qu’ils sont dingues, avait admis Jed. Mais c’est le seul régime planétaire dont personne n’essaie de se sortir ! Il y a mille ans, la Terre était une plaie ouverte, brûlée, polluée, surpeuplée, agonisante ; ils en ont fait un jardin…

— En transplantant toutes leurs industries chez les autres, en pompant les minerais ailleurs, en exploitant l’énergie et la main-d’œuvre de cinquante mondes, en fabriquant à l’extérieur pour vendre à l’extérieur et consommer leur paradis de ploutocrates ! (Lovak n’était pas exactement un partisan de l’Égocratie terrienne.) Quel prix paient les planètes mineures de l’Homéocratie pour que cinquante-quatre millions d’égomanes vivent comme des nababs ? Merde, Jed, rappelle-toi Novaland et Zaya ! Combien de temps faudra-t-il aux trusts terriens pour en faire cette plaie ouverte qu’était la Terre ? Et crois-tu que, là-bas, ils prendront la peine d’effacer leurs traces ?

— Peut-être.

— Peut-être ? Sûr, s’ils envisagent un gisement touristique !

— Et alors ? Les employés des entreprises terriennes sont les mieux rémunérés de l’Homéocratie ! Ils sont mieux logés, mieux considérés, mieux…

— C’est exact, était intervenue Made. Ceux qui travaillent sous l’égide direct d’un siège social terrien sont mieux lotis… Seulement quatre-vingt-cinq pour cent des ressources terriennes proviennent d’entreprises prête-noms, contrôlées de loin, et leurs employés ne bénéficient pas des mêmes avantages propagandistes.

— Tu as raison, avait convenu Jed. Mais je crois que l’Égocratie est mûre pour se lancer dans l’altruisme. Tous les Terriens que j’ai rencontrés aspirent au paternalisme. Ce n’est peut-être pas ce qui se fait de mieux en matière d’humanisme, mais c’est un début. Les Terriens sont naïfs, bienveillants ou en tout cas bien intentionnés et imbus de leur modernisme technologique et social. Si tu veux voir leurs yeux s’illuminer et leurs poitrines se gonfler, il suffit de prononcer un mot magique, le mot magique… même si l’idée qu’ils s’en font est criticable.

— Liberté, laissa tomber Ylvain. C’est pour ça que Made tenait à ce que nous venions sur Terre. Ils ont reconstruit vingt fois la statue qui la représente ; c’est une idée fixe : elle est née ici, ils l’entretiennent comme un feu même sous les pires dictatures. Je n’aime pas l’Égocratie ; elle est comme l’Homéocratie, une situation de blocage, mais je trouve ce culte de la liberté sympa.

*

L’Égocratie avait mis un castel à leur disposition, sur les bords de la Grande Baie Australienne. Jed leur avait assuré que, malgré ses arabesques torturées, le castel était l’habitat typique de la planète ; il pouvait revêtir n’importe quelle apparence mais offrait presque toujours le luxe et la taille qui caractérisaient le leur. Outre la demeure, on les avait dotés d’un agrave chacun, et l’État subvenait à tous leurs besoins, fussent-ils outranciers. Officiellement, ils étaient sous la tutelle du ministre des Arts – le gouvernement était composé de cent vingt ministères, celui des Arts étant l’un des plus prisés. Officieusement, ils ne dépendaient de personne et si, régulièrement, ils rencontraient Elena Vytt, le ministre, c’était au bras de Jed, pour des raisons intimes.

— Dis donc, Jed Morlane, avait un jour apostrophé Ely, ça tourne au grand amour ton flirt avec le ministre !

Jed avait ri.

— Au début, je soignais nos intérêts et elle sa cote électorale. Il y a des chances pour qu’après quelques mois, nous ayons l’un et l’autre pris certaines habitudes.

Elena Vytt ne les côtoyait donc pas pour des motifs officiels. Pourtant, cela n’allait pas tarder : l’Égocratie avait demandé neuf spectacles pour les trois mois à venir et Ylvain projetait de n’en donner que trois.

Ils avaient aussi régulièrement la visite du ministre des Affaires homéocrates, Mariello Damage, et du ministre de la Communication, Ben Sumori, pour des raisons toutes pratiques. Damage avait engagé un pugilat politique avec le Conseil Homéocrate et la C.E., Sumori le soutenait à grand renfort de médias, et l’un comme l’autre tenaient à s’assurer qu’Ylvain, Made, Ely et la Bohème en valaient la peine, parce qu’au-dessus de leurs têtes planaient les scrutins de Damoclès.

Ce matin encore, les trois réfugiés attendaient les politiciens avec, pour la première fois, plus qu’une simple impatience. Depuis deux heures, ils savaient qu’Amdee avait été arrêtée et que l’Homéocratie avait placé Still sous préfectorat pour cinquante ans. Ely était furieuse : la décision avait obligatoirement été débattue en Conseil et le Conseiller terrien en avait forcément averti Damage… qui ne leur en avait jamais soufflé mot. Ylvain n’éprouvait aucune colère : il comprenait le silence et les responsabilités de Damage et, surtout, il avait conscience de n’être rien en regard des intérêts terriens. Par contre, il savait ce qu’il voulait, et ce qu’il voulait passait par Damage, Sumori et le ministre de Jed.

*

— Asseyez-vous, invita Ely en désignant les canapés.

Elle se tenait sur l’escalier qui menait à l’une des mezzanines, très droite dans sa robe négrescente largement échancrée, les cheveux très longs, très noirs, sculptés en biseau, les yeux d’une transparence améthyste, éclairés par un maquillage sans discrétion qui rendait sa jeunesse plus évidente encore. Elle était magnifique et magnifiquement désirable, et quand elle descendit les marches pour traverser le grand salon et s’asseoir sur le bras d’un fauteuil blanc, les deux ministres faillirent en perdre leurs portefeuilles de béatitude. « Fais-toi belle », lui avait demandé Ylvain. « Belle et mystérieuse. » Il n’avait pas pensé qu’elle irait si loin.

— Asseyez-vous, répéta-t-elle doucement, comme pour ne pas briser l’enchantement.

Ylvain et Made, qui se trouvaient derrière un pilier du bar, s’en écartèrent ; ils eurent le temps de parcourir trois mètres avant que Sumori les aperçût et se levât pour les saluer.

— Messieurs, madame, lâcha Made, sans chaleur.

Ylvain ne dit rien.

Eux aussi avaient forcé sur l’esthétique et la négritude.

Les canapés étaient disposés pour former un œuf dont le petit bout était le fauteuil. Sumori étant assis en face d’Ely, Ylvain s’installa vis-à-vis de Damage, en tailleur, le buste raide. Made prit place contre lui.

— Monsieur le Ministre, commença-t-elle à l’adresse de Damage, en insistant sur le titre qu’ils avaient depuis longtemps abandonné au profit des prénoms, si j’ai convenablement interprété votre Constitution, le statut de réfugiés nous confère les droits des Terriens, à l’exception du suffrage politique… Est-ce exact ?

Damage s’efforça de braquer son regard sur le violet des yeux de Made et sourit. La froideur toute composée des kineïres faisait suite aux affaires stilliennes, il le savait. Il n’était pas venu pour présenter des excuses, mais s’ils manœuvraient habilement, il se ferait un plaisir de s’amender.

— Quasiment, répondit-il. Néanmoins, il vous confère aussi des devoirs, comme celui de consacrer quelques heures hebdomadaires à la communauté. Ces devoirs étant indissociables des droits, il faudrait examiner votre cas particulier pour mesurer la teneur exacte de ce que la Constitution et vous pouvez attendre les uns des autres.

Sumori changea de position, comme un spectateur au moment critique d’une rencontre sportive, Mariello et lui étaient intimes depuis suffisamment longtemps pour qu’il reconnût le jeu dans lequel son compagnon s’engageait. Elena Vytt semblait surtout prêter attention à l’absence de Jed.

— Pour autant, toujours, que nous comprenions vos lois, reprit Made avec la même froideur, l’amendement tutellaire nous place en situation d’invités privilégiés, ce qui nous dispense de productivité. Me fourvoyé-je ?

— A la discrétion de votre tuteur… Vous ne vous fourvoyez pas. Bien sûr, envisagée de cette façon, cette discrétion s’étend à vos droits.

— Donc, n’importe lequel d’entre nous peut soumettre un projet à l’élection planétaire ?

Damage se départit un instant de son assurance. Il ne se faisait pas d’illusions : c’était une menace. Cela faisait au plus cinq semaines qu’ils étaient sur Terre et, déjà, ils montraient les crocs. Après ce qu’ils avaient fait ailleurs, Damage s’autorisa une inquiétude.

— Sous réserve de sa conformité à notre Constitution, articula-t-il lentement.

Made fit un geste pour bien montrer le peu de cas qu’elle faisait de cet obstacle.

— Vous avez un projet ? s’enquit Sumori, marquant le plus de neutre intérêt possible.

— Vous pourriez en effet avoir un beau matin la surprise d’en découvrir un sur vos écrans, madame et messieurs les Ministres.

Elena venait enfin d’apercevoir Jed, qui descendait d’une mezzanine ; elle souriait. Sumori aussi, mais sans savoir au juste de quoi. Damage, lui, hoqueta deux petits rires conciliants.

— Naturellement, reconnut-il. Admettons que nous vous ayons vexés avec cette histoire de préfectorat… Tout à fait entre nous, le savoir avant-hier ne vous aurait rien apporté… Reconnaissez que votre façon de nous le faire remarquer est un peu puérile, non ?

Ely laissa perler un petit rire amusé.

— J’ai déjà entendu ça quelque part, vous savez, Mariello ? (La voix tout à fait niaise et mondaine.) C’était sur Lamar, n’est-ce pas, Made ? Par contre, je ne sais plus qui… le Gouverneur, je crois… ou Martin, le Commissionnaire. C’est ça ! Martin ! Ylvain lui demandait s’il mesurait correctement les risques qu’il prenait.

Made admirait Ely : elle jouait aussi aisément les gourdes que les tigresses. Ce qui l’amusait encore plus, c’était qu’Ely rapportait assez fidèlement une scène qu’elle n’avait pas vécue : c’était elle-même qui était avec Ylvain ce jour-là.

— Pauvre Martin ! continuait la jeune fille. Il se croyait immunisé contre sa propre bêtise. Notez que c’était un sale type : arrogant, hautain, imbu de son pouvoir ridicule… Bref, le parfait jobard ! Je ne sais pas ce qu’il est devenu, mais franchement, il l’avait cherché !

Damage et Sumori échangèrent un coup d’œil. Sumori haussa les épaules, Damage se leva.

— Il n’était pas nécessaire de nous rappeler vos exploits. (Il s’approcha du bar.) Vous avez pris l’habitude des relations de conflit, ce qui vous a endurci le tempérament. (Il pianota négligemment sur le clavier à cocktails.) Malheureusement, cela vous a aussi rendus amers et agressifs. C’est dommage. (Un verre apparut sous le treillis des becs verseurs ; il commença son cheminement, bientôt suivi de six autres ; tous s’emplirent de liquides colorés.) Je dois vous avouer avoir craint que votre premier coup de sang s’abatte sur quelqu’un qui n’y soit pas préparé. (Les verres furent glacés puis déposés sur un plateau que Damage saisit d’une main.) Prenez du recul et regardez autour de vous. Vous n’avez aucun ennemi terrien et nos seuls a priori vous sont extraordinairement favorables. (Il revint avec le plateau et déposa un verre devant chacun.) Je ne me suis pas senti menacé, Elena et Ben non plus, mais nous n’ignorerons pas le… l’avertissement. Par souci d’équité, je vais à mon tour vous en lancer un… Considérez qu’il émane de chaque Terrien… (Il reprit calmement sa place sur le canapé, trempa les lèvres dans son breuvage, eut une mimique satisfaite.) Vous avez un pouvoir dangereux pour l’esprit humain, nous en sommes intimement persuadés, seulement vous êtes impuissants face à l’ordinateur et son outil cybernétique. Notre première et seule démarche à rencontre de votre embarrassante faculté s’est effectuée en programmation. Match nul, si vous me permettez.

Tandis que Jed les rejoignait pour s’installer aux côtés d’Elena Vytt, Ely attrapa son verre et le leva.

— Santé, fit-elle.

Sumori et Ylvain l’imitèrent. Le cocktail était un neurotonique ; Damage ne faisait rien pour rien.

Made commençait à apprécier ce Ministre et sa nonchalance naturelle. En tout cas, elle comprenait pourquoi il était le seul, en huit ans, à n’avoir jamais été débouté de ses fonctions.

— Peut-on désormais, sans l’oublier vraiment, ne plus faire cas de cet étalage musculeux ? invita Damage.

— Qu’est-ce qui se passe réellement sur Still ? ne répondit pas Made.

Damage acheva tranquillement son cocktail et reposa précautionneusement son verre sur la table basse, avant de bien se caler contre le dossier du canapé.

— Les Bohèmes menaient la vie dure aux institutions, se lança-t-il. La Commission a réagi par plusieurs séries d’arrestations confiées aux troupes homéocrates. Il y a eu quelques bavures, la population s’est soulevée à Nashoo et dans d’autres cités, et elle ne s’est pas contentée d’imiter la Rébellion Humoristique. Les troupes ont été molestées assez sévèrement ; elles ont alors joué de la matraque, tout aussi sévèrement. En une semaine, la police stillienne a dénombré huit cents morts et treize mille blessés… quand les habitants de Kalam ont pris les armes, le Conseiller stillien a demandé l’intervention du Conseil. La Commission, qui n’attendait que ça, a fait voter le préfectorat, contre les recommandations de Dal Semys et les nôtres… Continue, Ben.

Sumori se racla la gorge.

— J’ai deux équipes d’holovision sur Still depuis quatre mois. L’une suit les Bohèmes, l’autre épie la C.E. ; elles sont indépendantes et tout juste tolérées. Actuellement, elles essaient de sortir les films de Kalam en contrebande… Ce que je sais provient de quelques communications ansibles. Le Conseil a déménagé le général Kyres de Lamar à Still. C’est lui, sous le contrôle de Mennalik, l’adjoint de Jarlad, qui a investi la planète. Il a frappé vite et fort : deux Themys et dix-sept croiseurs, deux cent dix mille hommes… En deux heures, il a écrasé les soulèvements et incarcéré la moitié de la Bohème. Il est en train d’aménager des camps pour interner tout ce monde. J’ignore le nombre des victimes stilliennes, mais il y en aurait peu ; Kyres, lui, n’a pas perdu un seul soldat. Bien entendu, Still est sous la loi martiale, la Bohème est interdite et Nashoo en quarantaine…

— Amdee ? demanda Ylvain.

— Arrêtée et détenue au secret. Elle sera jugée comme leader de la guerre civile. (Sumori ingurgita d’un coup son verre.) Les deux derniers civils à l’avoir rencontrée sont Tomaso et Eveniek.

— Eveniek ? Celui qui a pondu l’article ?

— Oui.

— Que fout-il à Nashoo avec Tomaso ?

— Tomaso préparait le prochain festival. Je crois qu’il avait pris sur lui de ramener des kineïres sur Still.

Sumori fit signe à Damage de le relayer.

— Le vieux Tomaso se remue comme un diable, enchaîna Damage. De Still, il s’est rendu à l’École Tashent, où il a acheté un billet pour Velem. Apparemment, Eveniek et lui sont devenus intimes. Eveniek est en route pour Dazel, avec déjà un passage pour Euterpe…

— Ils remontent la Tournée ! s’exclama Made. Et si vous les suivez à la trace, la C.E. ne doit pas s’en priver.

Les deux Ministres éclatèrent simultanément de rire.

— Ils n’empruntent que des transports terriens, expliqua Sumori. C’est notre Ministre de l’Astrogation lui-même qui s’occupe de leurs réservations. Il a même créé une ligne Velem-Isis pour que Tomaso, s’il le désire, puisse faire le trajet en toute sécurité.

— En dehors des déplacements, nous ne pouvons rien pour eux, reprit Damage. La Commission finira par les intercepter.

C’était une évidence pour tout le monde sauf Ylvain, qui n’en était pas persuadé. Néanmoins, il changea de sujet :

— Quelle est la position terrienne à l’égard de Still ?

Il n’avait toujours pas abandonné son attitude très raide et sa voix s’était de nouveau durcie.

— Nous attendons, répondit Damage. Nous attendons les bandes holovisées de l’intervention homéocrate. (Ely allait parler ; il la devança.) Actuellement, si je propose ne serait-ce qu’une protestation, les suffrages vont m’étaler, et je ne veux pas courir le risque de déclencher un processus de rejet. Si je suis désapprouvé maintenant et que je reviens à la charge dans quelque temps, même avec un dossier en béton, je vais passer pour un imbécile. Notre Conseiller s’efforce d’entraîner la Commission sur une voie dangereuse ; il ne cesse de demander des explications, des précisions, des garanties, et si Kyres et Mennalik ont outrepassé l’Éthique, Jarlad est obligé de mentir, ce qui pèsera fortement contre lui au moment des comptes.

— Pendant ce temps, Still crève ! cracha Ely, sortant enfin de sa composition réservée.

— C’est certain, admit Damage. La Terre adhère à l’Homéocratie, Ely, elle lutte au cœur de ses institutions pour l’assainir. Et plus souvent qu’à son tour, croyez-moi.

— Depuis huit mois ! coupa Ely. Depuis que des petits kineïres vous ont mis la merde sous les yeux ! Ne dites pas de conneries, Mariello, la Terre n’essaie que de tirer les marrons du feu. (Elle s’était levée et était passée derrière les canapés pour en faire le tour.) Nous avons fait un échange de menaces, tout à l’heure. Peut-être pourrions-nous faire un échange d’aveux, maintenant ? Vos chers amis réfugiés magouillent pour permettre à la Bohème de vivre, ils se sont précipités ici pour manipuler vos électeurs et pousser la deuxième puissance homéocrate à bousculer le Conseil. Et vous, Ministres égocrates, pour quoi magouillez-vous ?

Cette fois, elle avait réussi à troubler le calme confortable de Damage. Il n’était ni plus ni moins qu’ahuri. Sumori manifestait un peu moins de stupeur et davantage d’amusement, mais il n’osa rien dire. Elena Vytt, peut-être moins concernée, décida de répondre :

— J’aime votre… euh… franchise linguistique, et je veux bien convenir des intérêts terriens dans l’affaire bohème. Toutefois, vous ne devriez pas nous juger aussi durement : la Bohème nous intéresse en tant que telle, beaucoup plus que vous ne pouvez l’imaginer. L’Égocratie cherche depuis longtemps à réformer l’Homéocratie, seulement il manquait un levier. Le mouvement bohème est ce levier ; nous allons l’utiliser avec d’autant plus de conviction qu’il nous satisfait tel qu’il est !

— Au moins, comme ça, les choses sont claires. (Ely retourna s’asseoir.) Je crois que nous pouvons vous laisser faire votre métier de politiciens si vous nous laissez faire notre métier de kineïres.

Damage haussa un sourcil.

— Il n’a jamais été question d’autre chose, affirma-t-il.

— Peut-être, laissa tomber Ylvain. Et peut-être avez-vous oublié que pour projeter deux heures de keins, nous avons besoin de quelques mois afin de les composer.

— Vous avez déjà trois keïns, une keïnette et un spectacle bien rôdé, intervint Elena, qui pressentait la rupture.

— C’est insuffisant, dépassé, et nous en avons marre de jouer toujours la même chose. Nous ne ferons que trois projections de ce spectacle si bien rôdé, rétorqua Ylvain. Puis, avec votre soutien, nous en créerons un autre.

— Notre soutien ? s’étonna Damage.

— Logistique, précisa Made. Nous avons besoin d’une médiathèque…

— Votre statut vous autorise le libre accès à la médiathèque planétaire, intervint Sumori. Nous ne possédons pas mieux.

— Nous avons besoin d’informations qu’elle ne contient pas, insista Ylvain.

— Ce qui n’y est pas n’est pas accessible. (Sumori ne souriait plus.) Je crois que vous devriez vous resituer. Il y a six cents milliards de citoyens homéocrates gérés par un Conseil confortablement assis sur un garde-fou : la Commission Éthique. Derrière ce Conseil s’opposent deux puissances qui contrôlent respectivement quarante-cinq et vingt-neuf pour cent de l’Homéocratie : Thalie et Terre. Nous sommes la plus petite planète membre du Conseil, et certainement la seule indépendante, en grande partie grâce à ce que ne contient pas la médiathèque. Je préfère vous vexer que périphraser : vous existez si peu que je me demande pourquoi je prends la peine de vous l’expliquer. Excusez ma franchise.

Sumori vit la tension soudaine qui avait gagné Ely. Son regard était figé sur le visage d’Ylvain comme si elle attendait le signe qui exigerait d’elle une action. Ylvain n’avait pas bronché. Simplement, le givre de ses yeux avait atteint le zéro Kelvin.

— Vous touchez là un point extrêmement sensible, Ben, dit-il. L’insignifiance de l’individu dans ce qui est censé le servir, au regard du serveur. Pourtant, aucune institution n’a jamais fait l’histoire. Ce sont des individus, toujours, qui entre deux vagues de collectivisme ont tiré l’humanité dans un sens ou un autre. Vous voulez des noms ?

Sumori secoua la tête en signe de dénégation.

— Voyez-vous, Ben, je trouve amusant qu’un Ministre égocrate me rappelle l’inconsistance de mon ego.

Ely se relâcha.

— C’est d’autant plus cocasse, s’immisça Made, que n’importe quel clampin peut accuser l’Égocratie d’incompétence et désigner la C.E. comme preuve de cette incapacité. Excusez ma spontanéité. Et après cet échange de politesses savamment déguisées, peut-être me laisserez-vous expliquer ce dont nous avons besoin ?

Damage et Sumori s’entre-regardèrent une fois encore, un simple coup d’œil pour vérifier qu’aucun des deux ne s’engagerait trop loin sans l’assentiment de l’autre. Elena leur coupa l’herbe sous les pieds, et elle semblait particulièrement contrariée :

— Vous n’allez pas un peu vite ? Vous oubliez un détail sur lequel je ne passerai pas : trois spectacles, c’est insuffisant. Je veux bien en ramener le nombre de neuf à six, mais pas à trois : je me ferais clouer au premier scrutin.

— Elena, susurra Made, faisant tourner son verre pour en admirer les couleurs, en trois spectacles, nous pouvons nous arranger pour que chaque Terrien assiste à une représentation…

— Non ! Les spectateurs veulent vous voir en chair et en os, pas vous deviner derrière une projection.

— Parce qu’à neuf millions, ils nous verront mieux ! railla Ely. Vous avez annoncé neuf projections et votre fierté redoute de ramener le nombre à trois, voilà tout.

— Oh, ça non ! sourit Vytt. C’est même assez mal me connaître.

Sumori et Damage eurent une moue d’approbation : Elena Vytt n’avait jamais eu aucun égard pour elle-même, ni aucune espèce de condescendance.

— Je veux bien convenir que mon argument ne tient pas debout. (C’était dit sans la moindre gêne.) Mais vous me posez un problème peu ordinaire : pour justifier ma position, je n’ai qu’une explication d’une spiritualité qui, je le crains, vous échappe complètement. Voilà. Il y a sur Terre deux courants d’idées qui, pour antinomiques qu’ils soient, n’en sont pas moins les fruits d’une même essence…

— Hum, hum. (Le raclement de gorge de Jed interrompit Elena.) Puis-je ?

— Bien sûr, acquiesça le Ministre.

— Merci. En fait, il y a trois courants : les théistes, les athéistes, et ceux qui s’en foutent. La philosophie théiste admet une entité supra-physique à l’origine de l’entropie universelle ; en fait, c’est toute une réflexion métaphysique qui les conduit à croire en une organisation métalogique de l’Univers et des activités humaines ; les théistes représentent environ quarante-huit pour cent de la population et gèrent les trois plus grosses universités. La philosophie athéiste admet l’organisation de l’Univers comme conséquence de la conscience électronique ; elle professe que toute particule tend à s’organiser vers une complexion supérieure et que l’évolution est la manifestation des volontés structurelles moléculaires…

— A tes souhaits ! coupa Ely. Saute-nous les détails, tu veux ?

— Trente-deux pour cent des terriens sont athéistes ; ils gèrent les trois autres universités…

— Donc les je-m’en-foutistes n’en ont pas, remarqua Ely. Où envoient-ils leurs enfants ?

— Il y a très peu d’enfants sur Terre, et les universités sont réservées aux adultes. On n’y enseigne rien : ce sont des espèces de clubs où, entre deux manifestations culturelles, on se livre à des débats philosophiques.

— Compris. Madame le Ministre veut un spectacle par université…

— Exactement, Ely. Je ne veux léser personne ; donc…

— Nous jouerons dans un club théiste, un club athéiste et un endroit libre de toute école, abrégea Made. Écoutez, je ne veux pas continuer à discuter ce point. Nous avons besoin de temps pour composer un autre spectacle et nous en avons besoin maintenant.

— Ce ne sont pas trois projections supplémentaires…

— Elena, nous avons des milliers d’amis séquestrés dans des camps de concentration, Still vient de perdre son indépendance, l’École Tashent ne va pas tarder à être fermée et le Conseil finira par voter d’autres mesures arbitraires contre la Bohème et le kineïrat sauvage. Comprenez que nous nous moquons de jouer les vedettes à tour de bras pour ménager les snobs de chacune de vos doctrines. Nous pensons pouvoir discréditer la Commission à un point tel que même les modérés s’indigneront et que vous aurez les mains libres pour pousser le Conseil à agir.

— Admettons, soupira Elena, seulement convaincue d’être contrainte de céder. Expliquez-vous.

En fait d’explications, Made n’exprima que des requêtes. Elle voulait les bandes holographiques que les journalistes terriens n’avaient pas encore sorties de Still ; elle voulait toutes celles qui pouvaient impliquer la C.E. dans d’autres exactions commises sur d’autres planètes ces trois dernières années ; elle voulait tous les renseignements confidentiels pouvant lier la C.E. au Conseil, à l’armée homéocrate, au kineïrat et à certaines entreprises ; elle voulait que l’Égocratie enquêtât sur Epsilon Eridani… Elle voulait, avec les sourcils levés sur le violet de ses yeux butés, glacials, définitifs, et elle n’autorisa aucune interruption. quand elle eut fini, le salon s’alourdit d’un silence embarrassé. Chacun regardait chacun, comme pour vérifier qu’il n’était pas seul face aux autres. Mariello Damage rompit ce silence de sa voix calme et lénifiante :

— Qu’est-ce qui se passe sur Epsilon Eridani, à part Myve, bien sûr ?

— Myve, justement, répliqua Made. Ely et moi y sommes nées, le savez-vous ?

— Non. Je savais seulement qu’Ylvain en avait adopté le nom, et j’étais persuadé que c’était en rapport avec la Pierre. (Au sourire d’Ylvain, Damage comprit qu’il avait misé juste.) Que vous soyez toutes deux myviennes appelle une question : existe-t-il d’autres kineïres myviens ?

Damage commençait à voir où l’emmenaient les kineïres.

— Oui, une proportion étonnante. Mais ce n’est rien : avez-vous entendu parler du Centre d’Études Kineïres ?

— Non, répondit Damage.

— Oui, répondit Sumori. Une antenne de l’Institut, je crois.

— Pas vraiment, le détrompa Made. Le CEK, dirigé par Dor Ennieh, ex-recteur de l’Institut, a été conçu par la Commission pour former les enfants myviens sur Epsilon Eridani II. Renseignez-vous, Mariello. La C.E. a conduit des lignées génétiques sur Myve pour produire des psis surdoués et en faire des kineïres, mais certainement pas des artistes. Nous sommes trois à projeter sans amplikine. C’est une technique ; une technique que ne peut reproduire qu’un certain type psionique. Peut-être pourrions-nous y former Tomaso, mais aucun autre kineïre, parce qu’ils n’ont pas la configuration cérébrale nécessaire. Par contre, Myve en fabrique par dizaines, et la Commission s’intéresse à un tout autre usage que la création.

— Puis-je vous demander d’où vous tenez ces informations ?

Damage ne paraissait qu’à moitié convaincu.

— De Jarlad lui-même, à l’époque où il voulait me parachuter recteur de Chimë. Je ne sais pas comment vous allez vous y prendre, mais je peux vous donner quelques pistes pour démarrer.

— Je vous écoute.

— C’est le département sociologique du Conseil Homéocrate qui a dessiné l’Institut, c’est aussi lui qui a racheté le contrat d’exploitation d’E.E. 2 au gouvernement thalien avant de le revendre à la Société de Terraformation, filiale d’une entreprise d’exportation contrôlée par le Conseil Myvien. Curieusement, cette société, gérée par Myve, appartient à un trust dont la C.E. maîtrise chaque action. Vous ne devriez pas avoir trop de mal à prouver ces collusions. Ensuite, il vous faudra du doigté et beaucoup de prudence. Voilà pour Myve.

— D’accord, décida Damage, j’ouvre un dossier. Et puisque vous êtes à son origine, je vous communiquerai ce que nous trouverons. Maintenant, examinons vos autres… euh… requêtes. (Il se tourna vers Sumori :) Qu’est-ce que tu peux faire à propos de Still, Ben ?

Ylvain observait Sumori depuis dix minutes ; le Ministre s’était enfermé dans des réflexions qui avaient creusé ses traits. Damage avait fait un geste, Sumori cherchait le moyen d’en faire un, mais tous deux semblaient tenus par des considérations qui limitaient leur liberté d’action. Ylvain nota qu’ils agissaient, ou qu’ils étaient prêts à agir, en s’entourant de précautions que leurs fonctions n’exigeaient pas.

— Je ne sais pas, déclara Sumori. Je ne peux pas considérer la nationalité stillienne de certains d’entre vous comme une cause suffisante à la divulgation du reportage effectué là-bas…

— Bon sang ! vous n’avez pas besoin de justifications ! s’emporta Ylvain. Aunez-vous des comptes à rendre à quelqu’un ?

— Quelqu’un que notre présence indispose…, enchaîna Made. Qui donc, Ben ?

Sumori baissa les yeux.

— Nous ne pouvons déroger à la Constitution égocrate, mentit Damage sans habileté. Un ministère n’est pas un passe-droit.

— Tais-toi ! ordonna Elena Vytt. Tu es mauvais, Mariello. Je te pensais meilleur acteur. (Elle leva les yeux au ciel puis les braqua sur Ylvain.) Ce que vous avez demandé devrait être soumis au vote du Conseil des Ministres et vous essuieriez un refus, c’est pour ça que ces deux nigauds tournent autour du pot.

— Pourquoi le Conseil nous enverrait-il promener ?

— Parce qu’il suit le Premier Ministre, qui n’attend qu’une chose de vous : que vous vous fassiez oublier. (Elena était plus qu’à moitié ironique.) Ce n’est pas qu’il ait quelque chose contre vous, du moins pas que nous sachions. Il se braque parce que votre seule présence met en danger les délicates transactions qu’il a engagées avec le Président du Conseil Homéocrate, Dal Semys… Ereva Dal Semys est un nostalgique et, bien que ses grands-parents maternels aient été bannis de la Terre, il voue une adoration quasi mystique à l’Égocratie… ou peut-être s’agit-il d’une adéquation politique, qu’importe ? Il est en relation constante avec Biko Tal-Eb, notre Premier Ministre de choc, et tous deux complotent contre l’hégémonie thalienne. Cela, même la Commission l’ignore. Dal Semys et Tal-Eb sont assis sur des fournaises : Dal Semys doit ménager Thalie, majoritaire au Conseil, tout en accroissant l’influence terrienne, avec Jarlad sur le dos ; Tal-Eb suit les suffrages qui vous sont favorables, mais il doit veiller sur ses relations avec Dal Semys en le protégeant de la Commission. Vous êtes en plein milieu, et vous êtes une épine plus qu’un outil. Donc, Ben a besoin d’une excuse pour agir sans le consentement du Premier Ministre.

« Une excuse, hein ? » pensa Ylvain.

— Si nous vous aidions à sortir les bandes de Still, cela suffirait ? interrogea-t-il.

— Absolument.

— Demandez à Sade et Ovë, ils seront ravis d’aller faire un tour à Kalam.

« Pourvu qu’ils en reviennent ! » ajouta-t-il pour lui-même. Il se faisait l’effet d’un marchand de bestiaux envoyant ses bêtes visiter l’abattoir. Ely lui décocha un regard surpris. Cette décision lui ressemblait trop peu.

— La Naïa s’en tirerait mieux, fit remarquer Made.

— Peut-être, mais je ne l’enverrai pas là-bas.

Il fut reconnaissant à Made de ne pas insister. Il lui était déjà difficile de choisir, finalement, lequel de ses proches lui manquerait le moins si, comme il le redoutait, Still s’avérait un piège mortel. Car il ne doutait pas qu’au-delà de la Bohème, la Commission avait œuvré pour les toucher, eux, en escomptant qu’ils prissent le risque de rejoindre Still. Le raisonnement suait l’égocentrisme, et pourtant…

— Je suppose que mes autres demandes ne seront pas non plus satisfaites, reprit Made. (Elle lut la confirmation de ses craintes sur les visages de Damage et Sumori. Insister ou chercher un palliatif ne ferait que lui aliéner la sympathie, intéressée, des deux, voire trois Ministres. Elle soupira.) Nous ferons avec… Mais j’ai encore une question : quelles ont été les démarches du Conseil Homéocrate à notre propos et comment l’Égocratie y a-t-elle répondu ?

Damage haussa les épaules.

— En ce qui concerne la procédure officielle, la Cour Suprême nous a envoyé trois demandes d’extradition le lendemain de votre arrivée…

— Trois seulement ?

— Juste pour vous trois, confirma Damage. Nous avons répondu la semaine dernière par votre statut de réfugiés politiques. Comme nous nous y attendions, la Commission a déclenché une procédure, alléguant du schisme que constitue ce statut au sein même de l’Homéocratie. Les débats dureront certainement longtemps, d’autant que nous jouons avec certaines imprécisions de la Constitution. (La voix de Damage s’anima :) Officieusement, cela va moins bien ! Jarlad fait pression sur tout le monde, et en premier lieu Thalie. Laquelle, trop contente de l’aubaine, pousse Dal Semys à un boycott économique. C’est d’ailleurs futile et inefficace, car si nous pouvons nous passer de tout le monde, seule Thalie peut se passer de nous. Le problème c’est Dal Semys : s’il ne cède pas aux menaces de Jarlad, il finira par sauter ; et s’il saute, la Terre perd énormément… Donc, s’il exige de Biko votre extradition, l’Égocratie devra faire un choix embarrassant.

— Ce sera encore une consultation planétaire, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, mais Biko est le meilleur politicien de l’Homéocratie et il y a trop d’intérêts en jeu.

— Quels sont les derniers kineïres à avoir projeté sur Terre, Elena ?

— Toy Koro, l’année dernière, et avant lui, Avelange… Nous avons eu Anadar aussi, trois ou quatre fois cette décennie, Lireyi et Val de Vay…

Made éclata d’un rire moqueur, confiant.

— Tal-Eb ne prendra pas le risque d’un scrutin ! assura-t-elle. Si j’ai quitté l’Institut pour Rêve de Vie, comment croyez-vous que réagira votre public d’esthètes ?